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Les Hommages Frais de Touraine

22 février 2013

L'homme qui biaisait quand on lui demandait

 

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Et vous, Luc, vous faites quoi dans la vie ?

Dans les dîners entre amis, Luc Vandendriesshe a toujours la crainte de ce moment où la conversation glisse et fait tomber les masques.

Toute sa vie durant, Luc aura pu vérifier le vieux dicton selon lequel le cordonnier est toujours le plus mal chaussé. Car si son métier prête à rire, il n'en est pas drôle pour autant. Quinze ans d'ancienneté et toujours ce salaire indigne, à deux doigts des minimas syndicaux. Non ce n'est pas drôle pas du tout.

Il suffit de le voir arriver le lundi poussant sa mobylette jusqu'à l'abri vélo et l'on comprend qu'une petite musique triste accompagne chacun de ses pas. Elle le suit quand il se dirige, musette en bandoulière, jusqu'à la porte du bâtiment E3, l'unité de production Emballage Condi, comme on la désigne ici, dans le vocable autorisé.

Une fois claqué la grosse porte en métal, il retrouve son univers familier : la lumière crue, la chaleur malsaine et la cadence tonitruante des chaînes de production. Indifférentes à son entrée, les machines tournent à plein régime et des milliers de bâtonnets fraîchement usinés déferlent en masse sur les plateaux. A intervalle millimétré le roulement sourd laisse place à une sonnerie enrouée. Des loupiotes rouges, vertes se succèdent sans que personne ne s'en émeuve. Rivés à leur poste attitré, les ouvriers n'ont guère le temps de saluer Luc. On entend « 'Lut Luc » par ci, « 'Lut Luc » par là et encore « 'Lut Luc » plus loin. Luc renvoie un petit signe de loin. Plutôt un rictus robotique. Parfois il serre une main à Abdoul ou à un autre.

- Ça va ?

- Ouais ça va et toi

- Comme un lundi.

Luc sourit en entendant cette bonne vieille complainte des travailleurs désenchantés. Ah comme il aimerait pouvoir se satisfaire de ces lieux communs. Faire de la banalité un automatisme. L'automatisme est rassurant. Luc est un peu intello sur les bords.

- Qu'est-ce que t'as, interroge Abdoul irrité, pourquoi tu me regardes comme ça ?

- Oh pour rien.

Luc ne peut pas partager ses états d'âme. Ni avec Abdoul ni avec José, ni avec David ni avec personne. Car personne ici n'est de son monde. Son monde à lui c'est le petit bureau sans fenêtre là-bas au fond du fond de l'atelier. Il s'y dirige, avec résignation. C'est reparti pour une semaine.

Son espace est pourvu d'une large vitre donnant une belle vue sur les chaînes de production. Il peut apercevoir les hommes en blouse attelés sur leur machine, chacun répétant le bon geste au bon moment. Dieu qu'il les envie.

Jusque dix heures, ça ne se passe pas trop mal. Il a pris un café à la machine et il s'y est mis (au travail). Parce que c'est un travail. Un drôle de travail, mais pas un travail drôle, répétons-le. Parfois il suffit de pas grand-chose pour avoir le déclic. Allumer le néon, ou bien l'éteindre, changer de position sur sa chaise, se curer les ongles, le nez. Verser un regard par la vitre, voir Abdoul passer. Dans un sens ou dans l'autre.

A dix heures la porte s'ouvre brutalement. C'est Fred le contremaître.

- Ho, Luc t'accouches ? Il me faut les cinquante pour la deux !

La deux, c'est la presse numéro deux. Celle la plus proche de la sortie de secours. Ça lui donnerait presque envie de filer.

- Ouais, je sais, je sais. J'ai lu la feuille de prod, répond Luc sur un ton faussement assuré.

- T'en es à combien, là ?

- Hem...Vingt. Enfin, peut-être trente mais il y en a que je dois revoir. Elles sont pas vraiment, disons, abouties...

- Et tu en as déjà passées au Commercial ?

- Non, pas encore.

Exaspéré, le contremaître lève les yeux au plafond, pour constater une fois de plus qu'il est vraiment très bas. Il paraît qu'avant, le bureau de Luc, c'était une sorte de local à balais. Contenant l'explosion qui couve en lui, le contremaître tourne les talons et laisse Luc dans un désarroi de routine.

Mais le pire, Luc le sait, ce n'est pas l'impatience du contremaître. Il s'en accommoderait bien, de son souffle rauque, de ses aboiements, de ses trépignements. Cela fait partie du lot quotidien de tous les prolétaires du monde. Non, le pire est à venir, lorsqu'il aura à soumettre son travail au service commercial, au «Commercial» comme on dit ici... Ces gens du marketing qui prennent le temps d'éplucher chacune de ses productions. Chaque fois, c'est le jeu de massacre. Ses copies lui reviennent criblées de corrections sans un mot encourageant. « On veut du nul, on veut du nul ! C'est pas compliqué quand même !! », se lamente le Directeur de com'. Celui-là, quand il fait l'honneur de se déplacer dans la tanière de Luc, ce n'est certes pas pour le complimenter !

La blague nulle, c'est la marque de fabrique de la maison, son fond de commerce. Gare à Luc si on le surprenait à dévier. Rédacteur de blagues carambar, il n'y a vraiment pas de quoi claironner.

Ah bon c'est lui ? Eh bien, dis donc il n'a vraiment pas la tête de l'emploi.

Bein non, Luc Vandendriesshe n'a pas les traits ronds, les yeux malicieux et la mine pleine de santé. Le soir, il débarrasse son bureau et range son stylo-poussoir à quatre couleurs, bleu rouge, vert, noir. C'est bien pratique, ce stylo à quatre couleurs qu'il peut changer en fonction de la catégorie de blague : devinette, charade, histoire drôle, ou monsieur et madame.

Chaque journée de travail qui s'achève le laisse exténué et pas trop fier. A bientôt 49 ans, il doit son avenir professionnel à l'étonnante accoutumance des gens aux «blagues carambar». Un jour il sait que le monde lucide se réveillera et ce sera fini de lui.

Alors, vous comprenez, lorsqu'il retrouve sa petite famille et que sa femme lui susurre par pure politesse « tu as bien travaillé mon chéri ?» lui, il a presque envie de pleurer. Une bonne douche ne suffit pas pour laver la honte.

Un jour peut-être, dans quinze, vingt ans, des scientifiques dénonceront le scandale de ce métier obscur qui lui a détraqué à jamais le sens de l'humour. Atrophié des zygomatiques, il est quasi-certain de faire partie, pathologiquement, de la population des non-riants.

- Et vous, Luc, vous faites quoi dans la vie ?

Cette terrible question empoisonne sa vie sociale. Il aimerait pouvoir répondre flic, proxénète ou inspecteur des impôts, plutôt que "rédacteur des blagues carambar". Alors, la plupart du temps, Luc bredouille une réponse inintelligible, pour biaiser. Luc est devenu un sacré biaiseur.

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10 janvier 2013

L'Homme qui tua le Père Noël

 

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Au lotissement des Charmilles, chaque saison apportait son lot de querelles ordinaires.

L'hiver, quand les tondeuses se taisaient, quand les fumée des grillades étaient étouffées et les piscines vidées depuis des mois, la confrontation glissait sur un autre terrain…

Les heureux résidents rivalisaient d'imagination pour faire de leur nid douillet un décor féerique. Pendant la durée - réglementairement convenue - des fêtes de fin d'année, chaque maison y allait de son maquillage luminescent, dans le silence feutré des longues soirées d’hiver. Les toitures disparaissaient sous une débauche d’apparats multicolores et les façades clignotaient crânement de mille feux. On se disputait à coup de signes extérieurs de bonheur.

La résidence des Charmilles offrait une image du paradis glacé. Aux abords de chaque foyer, on voyait éclore jour après jour de nouvelles merveilles de technologie. Chaque année une nouvelle trouvaille, une nouvelle invention venue de Chine ou de Taï Wan, poussait un peu plus loin les limites de la coquetterie domestique.

Au numéro 8, Bambi et Blanche Neige cabotinaient joyeusement sous le regard lubrique de lutins électrifiés. Au numéro 14, un chapelet de rennes hagards galopait dans un décor sirupeux de chalets rococos et de neige carbonique. Au numéro 19, un sapin arborait sur sa cime un message lumineux « Bienvenue au Père Noël »

Et les Pères Noël, dans tout ça ? Ils étaient des légions de vieillards en pyjamas rouges à prendre d’assaut les habitations. Pendus aux châssis, crucifiés au portail, arrimés sur des échelles de corde ou hissés sur les toits, ils étaient aussi effrayants qu’une colonie de termites géantes.

Dans cette surenchère de bon voisinage, un habitant se distinguait haut la main : Bertrand Debuyscheer, le numéro 16. Chaque année, il mettait un point d’honneur à imprimer, aux yeux des gueux envieux, l'image éclatante d'une certaine réussite sociale. Le raffinement et l’ampleur de ses illuminations transcendait sa propriété et lui conférait un prestige dont les effets -pensait-il- s’étendaient tout le reste de l’année.

Mais une ombre gâchait son doux état de satisfaction : son voisin d'en face, Patrick Terlinck (le numéro 17) qui s'évertuait à faire plus et mieux en matière de débauche lumineuse… Et tout ça, dirait-on, rien que pour l'embêter ! Il faut dire qu'il avait un avantage indiscutable sur les autres résidents : agent E.D.F, il ne connaissait pas le désagrément des factures surkilowattées. Entre Debuyscheer et Terlinck la concurrence était âpre. Vues du ciel, les deux résidences affichaient conjointement une image assez proche d'un Luna Park infernal... A côté, même les bâtiments de la mairie, généreusement illuminés par le financement public, faisaient bien pâle figure.

C'est ainsi qu'un soir de décembre 2012, Bertrand Debuyscheer ruminait à sa fenêtre. Passablement éméché par l'absorption d'anisette de Noël, il était dans un état d’excitation propre à invectiver tout ce qui bougeait dans son périmètre de vision. Et le déclencheur fut un petit point rouge sur le toit d’en face. Rageusement, il héla sa femme, toute concentrée à l’exercice de la vaisselle du soir.

- C'est pas vrai... Regarde ce que ce connard a encore inventé !

Sandrine Debuyscheer, habituée à gérer les ires son mari, rejoignit aussitôt celui-ci et poussa un œil interloqué au dehors.

- Regarde, murmura Bertrand, il bouge !

Le spectacle en valait la chandelle. Un bonhomme rouge encapuchonné finissait de gravir les barreaux d'une échelle.

- Tu es sûr ? tempéra Sandrine... Avec ce que tu as bu... Tu serais capable de voir bouger la maison !

C'est vrai qu'un vent glacial faisait frémir les arbres et imposait aux rangées de loupiotes une gigue infernale. Une illusion d'optique était plausible.

- Je te dis qu'il bouge ! Un bonhomme mécanique !!! Il s'est payé un automate !

Bertrand était mortifié. Vert de rage. Rouge d’émotion. Il clignait des yeux mais devait se rendre à l’évidence : le Père Noël avançait tout seul.

- Regarde, il est carrément monté sur le toit, maintenant !

Le nez collé à la vitre, Sandrine ne pouvait qu'opiner. D'un pas titubant, le pépère rouge marchait vers la cheminée.

- Tu... Tu as raison... C'est incroyable ce qu'ils ne font pas maintenant ! Un Père Noël automate, c'est dingue !

Bertrand avait déjà atteint l'état de ses grands jours. C'était un sanguin pur jus. Son fusil à pompe n'était jamais loin. Jailli d'un placard, comme un mouchoir sorti d'une pochette surprise.

- On va se faire une partie de tir au pigeon... Tu vas voir ça !

La pratique du tir aux pigeons était un divertissement courant dans la résidence des Charmilles. Et ce divertissement ne connaissait pas de trêve pour Noël. Bien au contraire. O douces nuits de paix ! On tirait sur les bedaines et les fesses de ces gros pépères équilibristes. C'était franchement marrant, dirait-on. Une sorte de hooliganisme pour tout quinquagénaire "équipé comme il faut".

Pan... Pan... Pan ! Bertrand Debuyscheer visa et tira. Dans le vent, les trois coups furent presque silencieux mais la messe était dite. Le pitre sur le toit s'écroula d'un coup et glissa jusqu'aux illuminations qui bordaient la gouttière. Enfin, il dégringola jusqu'au sol.

Satisfait, Bertrand Debuyscheer rabaissa son fusil. Mais il ne pouvait s’empêcher d’envier son voisin qui, le premier de toute la résidence, de toute la ville et même de tout le département, avait introduit sur son toit un Père Noël automate…. Et il aurait encore été plus admiratif s’il avait pris la peine de s’approcher pour constater que, sur la houppelande écarlate du bonhomme, coulait à flot un liquide du même ton. On aurait dit du vrai sang.

Dans la résidence des Charmilles, jamais plus on entendit parler de Patrick Terlinck, l’homme aux mille lumières de Noël. On gardera de lui l'image d'un homme perfectionniste à l'extrême. Son inventivité était légendaire. Pour entretenir Killian et Pamela dans le mensonge du Père Noël, il avait toujours imaginé les plus sophistiquées des mises en scène. Pour les faire rêver, il aurait fait n'importe quoi. Oui, vraiment n'importe quoi.

 

 

29 octobre 2012

L'Homme qui peignait avec son corps

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- "Il peint avec son corps", répète Patrick, admiratif.
- "C'est… génial"
s’extasie Laure.

Laure et Patrick Bryselboete peuvent laisser parler leur émotion, ils sont les seuls visiteurs dans la salle qui abrite l’exposition Tascho. C’est le privilège des initiés. Ils font partie de l’élite sensible au talent de l’artiste. Cette visite leur est privative. Le directeur du centre culturel (c’est un ami) leur a consenti cette faveur. Cela présente des avantages, parfois, de compter un directeur de centre culturel parmi ses relations.

Laure et Patrick s’offrent le temps de passer et repasser devant les toiles de trois mètres sur deux : Tascho, le maître de la peinture somatique. Sa démarche est apparemment simple. Après s’être plongé tout nu dans un bain d’huiles pigmentées, il vient se frotter à la toile pour donner naissance à des œuvres insensées. Des estompes incendiées de flèches vives. Des glacis de couleurs d’où s’échappent des arabesques aux lumières violentes. Les Bryselboete s’éloignent pour mieux apprécier les œuvres et s’approchent à nouveau pour déchiffrer les légendes épinglées au-dessous. Les titres sont assez significatifs : Corps à corps, Pugilat, Domaine de la lutte, Combat intérieur...

- L’artiste s’est livré à un corps à corps passionnel avec sa toile, lit Patrick.
- C’est incroyable, remarque Laure en désignant une zone de froncement, on sent vraiment qu’il s’est battu avec sa toile !
- C’est primaire, c’est brutal et c’est... beau.

Dans la salle vide, leurs paroles vibrent d’un écho particulier. Ils donnent libre cours aux élans de leur cœur. Qu’il est bon parfois de s’écouter parler.

Une œuvre a pour titre "La Vierge et l’Enfant". Le commentaire souligne la prouesse de l’artiste qui a dû contorsionner son corps pour retrouver la structure fœtale, avant de se dilater à l’extrême et d’imprimer sur la toile toute la générosité maternelle.

- C’est à la fois dément et simplissime, conclut Patrick ... La démarche la plus naturelle qui soit : peindre avec son corps. L’homme est le pinceau du monde...

La tête inclinée dans un sens puis dans l’autre, Laure fixe son regard sur la toile. Elle essaie de lire les géométries cachées, les équilibres explicites. Bien souvent, ses contemplations donnent lieu à une série de «ça me fait penser à» mais cette fois, les créations de Tascho n’ouvrent à aucune comparaison.  

- Dis, tu sais, la boucherie, juste à la frontière…

- La boucherie ? Quelle boucherie ?

- Mais la boucherie chevaline de Wervicq, là où je vais acheter le cervelas

- Hmmoui et alors…

- La vendeuse, tu sais, celle qui sert le samedi. Eh bien la concierge de son immeuble, elle a un fils qui fait de la peinture.

- Ah ?

Ils échangent ces paroles sans se regarder et sans même y penser. Comme si un lien invisible les attachait aux œuvres exposées.

- Oui. Et à ce qu’il paraît, il se débrouille bien.

- Ah… Tu crois ?

- Oui d’après ce qu’elle dit…

- Le fils de la concierge…

Le sourcil légèrement dubitatif, Patrick se penche afin de contempler de plus près un relief de peinture, une sorte de crotte violacée (la peinture de Tascho est propice à la contemplation dubitative). Laure s’attarde sur un texte retraçant la biographie de Tascho. Il est précisé que son art dérangeant n’a pas connu le succès au premier jour. C’est à force de persévérance qu’il a réussi à imposer ses œuvres.

- On le voit nettement sur ses toiles, remarque-t-elle... Regarde comme les premières sont marquées par la souffrance, les déchirements ! Les teints sont violacés, noirâtres. Les lignes sont décharnées, les formes cadavériques... Le spectre de Thanatos souffle derrière tout ça...

- Hmmmouui, admet Patrick en flânant d’une toile à l’autre, on dirait que ses œuvres plus récentes portent l’apaisement.

Il est clair qu’au fil du temps, ses peintures ont gagné en épaisseur. Comme si réellement les moyens financiers de l’artiste lui permettaient d’utiliser plus de pâte dans ses compositions.

 Laure s’approche d’une toile intitulée "L’Homme aux œufs d’or".
- Tu as vu ? Dans celle-là, pour la première fois, il a employé la couleur dorée.
C’est vrai : la forme évoque une sorte de trépied portant à la base deux splendides sphères d’or, bouillonnantes de lumière comme des cymbales toutes neuves.

- "L’homme aux œufs d’or est un tournant dans sa carrière", lit Patrick en se penchant sur le petit texte explicatif, "c’est à partir de cette période que Tascho a commencé à vivre décemment de son art..."

- ... Et même de bien vivre, insiste Laure, les yeux captivés par la force étrange dégagée par les deux ronds d’or.
- Regarde, poursuit Patrick, comme la suite de l’œuvre tranche avec ses débuts... Il glisse vers les pastels ! L’homme torturé laisse place à l’homme accompli.

Ces commentaires laissent Patrick rêveur. Il aurait aimé, lui aussi, voir les grandes heures de sa vie (genèse-apprentissage-crise-maturité-plénitude…) éclatées en petits panneaux de vingt centimètres par trente. Mais il n’avait jamais réussi à se fixer sur la voie à emprunter : Photographie conceptuelle ? Musique expérimentale, Sculpture dématérialisée ?

Ils s’arrêtent tous deux devant l’œuvre maîtresse de l’artiste "La Sérénité" 
- C’est... c’est plus équilibré,
constate Laure.

La représentation est plus humanoïde. On identifie plus franchement la trace du corps. L’empreinte est plus appuyée. Conséquence de sa réussite, l’artiste semble s’être lâché un peu, s’autorisant peu à peu à peser davantage de sa personne. L’homme a atteint la sérénité. On discerne cette métamorphose à la forme des joues charnues, au nez chafouin, à la bouche satisfaite, au ventre rond et au sexe. Surtout le sexe, épais comme un avant-bras. Même si son art a fait de lui un milliardaire, on constate que Tascho a toujours autant de plaisir à créer.

***

Quelques mois plus tard, lors d’un apéritif dinatoire, Laure et Patrick partagent le même frisson jubilatoire au moment où leurs invités remarquent la toile fraîchement accrochée au mur du salon (qui pourrait ne pas la remarquer ?)

Laure se redresse de son canapé cuir pour saisir une olive et expliquer :

-On l’a acheté il n’y a pas très longtemps. C’est un peintre qu’on connaît un peu. Il commence à exposer…

Silence. Des regards dubitatifs convergent sur le rectangle peint. De la bonne dubitation, du genre que seuls les génies incompris peuvent susciter. Entre gens du monde, on se garde bien des lieux communs du genre : «C’est de qui ?», «Ça représente quoi ?" ou "Sincèrement, vous aimez ?»… En matière d’art comme en matière d’argent, la pudeur s’impose.

-Une chose est sûre, ajoute Laure, ce tableau peut prendre de la valeur…

 Bizarrement, elle omet de préciser que son auteur est le fils de la concierge de la serveuse de la boucherie chevaline de Wervicq.

30 septembre 2012

L'homme qui avait vu Monty

 

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Certaines personnes meurent en pensant légitimement que tout ce qu'ils ont vu dans l'écran de leur téléviseur n'était qu'une gigantesque affabulation. Laurent Gryson faisait partie de ces gens heureux qui croient (ou qui ne croient pas) sans avoir vu, jusqu'au jour où il eut la preuve accablante qu'il y avait une vie après la vie. Il avait vu Monty.

- "Excusez-moi... Vous ne seriez pas Monty, par hasard ?"

 Oubliant un instant de fixer la route, l'homme assis au volant a braqué sa moue de veau vers Laurent Gryson pour répondre "si" avec un filet trémolo dans la voix. Un bon trémolo de chanteur sixty.

- "Mais c’est vieux tout ça", s'est-il repris aussitôt en baissant d'un ton et en empoignant le levier de vitesse.

                       

L'ancien chanteur yéyé avait l'air aussi surpris que Laurent. Il ne devait pas avoir l’habitude d’être ainsi démasqué. Sa carrière de bellâtre chantant, c'était il y a bien trente ans, alors vous imaginez, les stoppeurs juvéniles qui jalonnent les ceintures et les bretelles routières auraient été bien incapables de reconnaître dans ce visage poupon couperosé une ex vedette des années folles.

Ce sont là les surprises de l’auto-stop... Rares sont les trenthuitagénaires qui parcourent à pied les rocades parisiennes pour cause de panne de voiture. Laurent Gryson faisait partie de ces milliers d'individus confrontés aux aléas du quotidien : pannes de bagnole déglinguée, boulot minable et précaire, pavillon de lointaine banlieue, prêt sur trente ans… Bref, la vie normale d'un homme normal, sauf que... Laurent Gryson avait vu Monty. Il l'avait reconnu au premier coup d'œil ! 

- "C’est incroyable de vous trouver là... Qu’est-ce que vous faites, maintenant ?"

- "Oh bein, je bricole un peu à droite à gauche... Le succès, ça ne dure pas toute une vie", dit-il, d'une voix rocailleuse de fumeur de gitanes, tout en trifouillant au fond de la boîte à gant à la recherche d'un briquet.

Laurent balaya d'un d'œil l’arrière du pick up cabossé. Il y avait là des cartons en vrac, des seaux empilés les uns aux autres, une échelle repliée, des bouts de câbles et un extincteur. C’est vrai, c'était tout à fait le genre d’équipement du “type qui bricole un peu à droite et à gauche".

Tandis que le moteur rugissait à chaque reprise, Laurent s'interrogeait en silence : à qui allait-il pouvoir relater cette singulière rencontre ? La réponse était claire : à personne, strictement personne ! Cela le désolait, car si croiser ainsi une célébrité est un phénomène naturel, celui-ci ne se produit que rarement, tout compte fait. Scientifiquement, il s'exerce de façon centrifuge à partir du nombril de la capitale… Au coeur du coeur du monde, on rencontre la crème de la crème. Dans le vingtième ou le dix-huitième on trouve du fraîchement déclassé, périmé mais consommable. À Nanterre ou Courbevoie, ça commence à dater. Mais lorsque l'on s’enfonce dans la grande banlieue, alors là, c’est Jurassic Parc.

Laurent Gryson avait une idée précise de l'effet qu'il produirait quand le lendemain ou le surlendemain, il lancerait à la cantonade "Vous savez qui j'ai vu ? J'ai vu Monty !".

Au mieux on demandera "Monty Python ?", au pire "Monty qui ?"

 

Pour autant qu'il s'en souvenait, le répertoire de Monty était un florilège de niaiseries franchouillardes. Mais voilà, la mémoire a ses raisons que seul l'inconscient connaît. Trente années plus tard, Laurent s'étonnait de pouvoir énumérer les plus beaux fleurons de sa discographie : Fleurs et Bonbons, Bam Bam Bam, La Devise des Copains, La Fête au Village, Moi je préfère la France…

Laurent éprouvait un certain plaisir à rappeler à son auteur un flot de titres idiots, un peu comme on braque le museau d'un chiot dans sa merde en disant "regarde, tu vois ce que t'as fait ! "

- "Ouais, soupira Monty, tout ça c’est du passé…"

Il répéta plusieurs fois "c'est du passé" avec amertume tandis que le moteur pétaradait par à coups.

En le jaugeant de profil, collé au volant, Laurent remarqua que le chanteur avait pris du bide. A l’époque, quand on le voyait à la télé, dans les émissions de Maritie et Gilbert Carpentier, il portait cheveux longs et chemises à fleurs… Aujourd'hui, le minet des pochettes de 45 tours avait laissé place à un blaireau en t-shirt Marlboro, buriné par les différents jobs, les crasses et la bourlingue. La vie l’avait marqué.

Le véhicule s'est arrêté aux abords d'une station RER, là où il avait été convenu de déposer Laurent. Celui-ci actionnait déjà la poignée de la portière quand Monty lui proposa de payer un coup, dans le petit troquet juste en face. "Pourquoi pas?”, opina Laurent.

 

Les deux hommes se retrouvèrent devant deux bières déjà lasses, soutirées d'une machine manifestement fatiguée. On ne peut pas dire que la conversation coulait à flot. De temps en temps, les éructations métalliques d'un flipper pulvérisait net la voix gouailleuse d'une patronne, dans le chuintement de l'expresso qui fulminait au loin. Fumer une clope sans un mot, accoudés à une table ronde défraîchie, c'était ainsi que Monty concevait l'expression "payer un coup". Le silence, c'est ce qui rapproche le mieux les hommes. Mais cette vérité n'est connue que par les hommes qui ont vécu. Et d’après le défoncement du tabouret sur lequel le chanteur était hissé, Laurent remarqua que celui-ci avait attrapé un sacré gros cul. Ouais il avait vécu.

- "J’te demanderais juste un truc..." glissa Monty en tripotant les bords de sa collerette qui cerclait le pied de son verre de bière.

- "Ouais ?.."

- "Tu fermes ta gueule à mon sujet."

-" Ha ?"

- "Ouais, que t'as vu Monty et tout ça… Que tu m'as vu comme ça, dans mon camion".

- "Ha ? Bon mais heu… Pourquoi ?"

- "Pas besoin de le crier partout. C’était complètement nul, ce que je faisais, toutes ces chansons, là… Mais bon, en même temps, ça m’a rapporté, à l'époque".

Il avait dit ça avec une légère pointe de fierté en vérifiant les ongles de ses mains calleuses. Il parlait de son ancienne vie d'artiste de variété comme s'il s'agissait du loto sportif ou d'un quinté gagnant.

Laurent Gryson ne put s'empêcher de penser à tous ces types qui avaient marqué ses oreilles d’enfant de leurs flatulences éhontées, qui ont pollué les sillons tendres de sa mémoire juvénile d’une tache aussi indélébile que débilitante. Victime passive d'une pollution insidieuse, Laurent Gryson avait aujourd’hui l’occasion de constater comment finissaient ceux qui avaient commis des chansons contre l'humanité. Coupables de rimes contre l'humanité, pourrait-on dire. Misérables survivants, pour un peu de pognon vite dilapidé, ils passent le restant de leur vie dans les affres du remords.

Le pot ne dura pas, Monty se révélant être une personnalité plutôt introvertie, aux antipodes de sa bonne bouille de chanteur à tubes. A la sortie du bar, après la poignée de main d'usage, Monty réintégra son pick up tandis que Laurent Gryson  se dirigeait à grands pas vers la bouche du RER. Derrière lui, il entendit le ronronnement du diesel qui s'approchait. Le véhicule glissait le long du trottoir. Arrivé à la hauteur de Laurent, la vitre s'abaissa. Mister Monty pencha sa tête bouffie et demanda d’un air gêné, presque suppliant :

- "Au fait, ça me dirait bien, finalement, de remettre la main sur certaines chansons que j'avais faites à l'époque… T'’as l’air de bien connaître... T’aurais pas gardé des enregistrements, des fois ?.. Des vieux quarante-cinq tours ?"

Laurent Gryson lui répondit aussi sec :

- "Non, quand même pas !"

 

 

27 juin 2012

L'homme qui humait la pipe en coin

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Aujourd’hui c'est la journée mondiale des Donneurs de leçons et Philippe Libbrechts s’est levé d’un bon pied.

Depuis plus de vingt ans qu’il exerce, il est passé maître dans l'art d'expliquer par A plus B que 2 plus 2 font 4. Et en cette journée mondiale, il est fier d’arborer son brassard de Donneur universel AB +.

"Psst, permettez… J’ai ma carte !" annonce-t-il, en guise d’introduction, lorsqu'il s’immisce à coudées franches dans une conversation de plus de trois personnes.

Un Donneur de leçons universel navigue à vue dans son environnement, toujours prêt à sortir de sa trousse son fameux "Tu sais, moi, si j’étais à ta place » ou son "Ce n’est pas mes oignons mais…".

Sa méthode est rodée : la pipe en coin, il commence par humer ici et là la teneur des conversations en cours. Hum, hum. Sports, Politique intérieure, Crottes de chiens, Alcoolémie au volant, Déremboursement des médicaments génériques, Retard dans la tournée des facteurs, Bâtiment & Construction, Insécurité, Auto-défense, Dépénalisation du cannabis, Nouvelles Technologies, Téléphonie, Marché immobilier, Retraites des fonctionnaires, Automobile… Hum, hum.

"Il n'y a pas de mauvais sujet pour un Donneur de leçons, aime-t-il pérorer doctement, le tout c'est de savoir s'impliquer".

…Car un Donneur de leçons chevronné pérore comme il respire, si ce n'est pire. Et Philippe Libbrechts est capable de pérorer sur tous les terrains, même s’il le concède, le concept du Vide dans la philosophie extrême-orientale "n’est pas vraiment sa tasse de thé".

Aujourd’hui, précisément, le Café de la Poste faisant foi, notre illustre donneur se faufile entre les grappes de consommateurs du-dit établissement, ne lâchant rien aux conversations ambiantes. Parmi ces indigents du savoir, Philippe Libbrechts est à l’affût d’un sujet à sa pointure, un sujet qui ferait débat, où il pourrait intervenir, comme un pompier de service.

Ici on parle de l’équipe de France de foot, ailleurs on parle du remboursement de la dette extérieure, un peu plus loin du Trou dans la couche d’ozone et, à deux pas, du Trou de la Sécurité Sociale… Confiant, Philippe sait qu’il pourra faire le sien dans n’importe quelle conversation. Il est certain qu’il pourra à l’envi (même à ceux qui n’ont pas envie) dispenser l’acuité de son jugement.

Mais tout bien pesé, cette certitude n'est pas très excitante. En cette journée mondiale, les sujets offerts apparaissent bien pauvres... La pipe renfrognée au coin des lèvres lui donne l’air de celui qui réfléchit. Hum, hum. Tel le héron de la fable, il ne veut pas gâcher son talent pour du menu fretin. 

A force de glisser d’un groupe à l’autre, Philippe finit par échouer au fond du bar, non loin de la porte accédant aux toilettes. C’est là, entre trois quidams de seconde zone, qu’une conversation s’impose à lui. Le sujet est précisément la Journée des Donneurs de Leçons et, de façon plus générale, toutes ces « journées mondiales de… » inventées par d'occultes autorités afin sans doute de pimenter la monotonie de nos calendriers.

Hum, hum. Le sourcil froncé et la bouche pincée, Philippe Libbrechts les entend citer à qui mieux mieux : Journée mondiale de la gentillesse… Journée mondiales des câlins… Journée internationale des zones humides… Journée de la plomberie… Journée mondiale du lupus… Journée officielle des gauchers… Journée mondiale du tricot… Journée de la morue…  Journée de l’amour de soi…

Dieu sait par quel hasard, nos trois gaillards en connaissent un rayon ! A croire qu'ils ont déniché quelque part la liste officielle. Agacé, notre Donneur de leçons n’a ni la faculté ni l’envie d'alimenter ces énumérations stériles. Il préfère user d’une technique infaillible.

Sa pipe en coin qu'il soupèse avec doigté, confère une légitimité professorale à tous les mots qu'il peut prononcer.

-"Hum, hum. Mais on tombe dans le n’importe quoi, là !.." déclare-t-il devant les trois érudits ahuris, ajoutant, pour le panache, ce trait d’humour :

-"Vous verrez… un jour on inventera la Journée mondiale des Cons !"

Et toc, ça c’est envoyé. Pourtant personne ne rit. Silence.

Les trois élèves s’échangent un regard interrogatif, qui peut se traduire par :

"Ah bon ? Mais... Elle n'existe pas déjà, cette journée ? Enfin… sous un autre nom, bien sûr." 

Et tout le monde (ou presque) sait que cette journée c’est aujourd’hui.

 

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9 juin 2012

L'homme qui ne faisait ni une ni deux

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Alain Schooteten était un homme décidé. Un homme sur qui les affres de l'hésitation n'avaient aucune emprise. Chaque fois que les circonstances lui donnaient de choisir entre deux alternatives, il sortait sa pièce de vingt centimes d'euros et hop, pile ou face, il obtenait la réponse illico.

"Alors, c'est Alain ou à l'Autre ?.." Ce bon vieux calembour inspiré par son prénom avait fait la joie de camarades d'école peu imaginatifs qui en avaient usé et abusé. Cela explique pourquoi très tôt notre Alain avait admis que tout choix pouvait se transcrire en une distribution aléatoire de type binomial. 

Aux questions en suspension, aux dilemmes existentiels, aux équations qui portaient atteinte à sa tranquillité d'esprit, il trouvait la réponse instantanément, d'un simple de jet de pièce.

A vrai dire, Alain avait commencé par utiliser une pièce d'un franc et il l'avait naturellement réévaluée lors du passage à la monnaie unique en une piécette de vingt centimes d'euro. Franc ou euro, la magie opérait de la même façon. Preuve que le passage à l'euro n'avait rien gâché, quoiqu'en disent par ailleurs les railleurs de tout poil.

 Sa pièce magique, Alain la gardait toujours au fond d'une poche. Sans ce grigri, il se sentait nu et vulnérable. Mais il l'interrogeait uniquement quand l'incertitude mettait en danger son équilibre mental. Par exemple…

Lorsqu'il consultait la carte de chez Tonino :

" Pile pizza 4 fromages ou face pizza napolitaine ?"

Quand il avait à programmer sa soirée du samedi :

"Pile Jennifer ou face Sabrina ?"

Si le résultat d'un match de foot le mettait dans un état d'inquiétude insoutenable :

"Pile Lille ou face Marseille ?"                                                                                                                                                                               

 

Techniquement, la méthode consistait à secouer la pièce à l'intérieur d'un poing fermé en se concentrant sur la question du jour. Mais les circonstances ne l'autorisaient que rarement à donner libre cours à cette pratique rituelle. Le plus souvent, il devait opérer dans la discrétion. Au fond de sa poche de pantalon, le poing exécutait quarante va-et-vient (quarante : nombre choisi pour sa référence biblique et alibabasique…) avant de la desserrer et de la sortir au grand jour (la pièce).

 Parfois l'entourage interloqué lui demandait :

- "Dis donc, qu'est-ce que tu fais, là, Alain ?"

Et Alain de répondre aussi sec :

- "Là ? Je me gratte les couilles, pourquoi ?"

Évidemment pour rien au monde il n'aurait répondu :

- "Là ? J'interroge mon avenir, pourquoi ?"

                                                                                                                                                                                                                               Parce qu'au fil des années, Alain Schooteten s'était convaincu que sa technique du pile ou face n'était pas seulement une aide à la prise de décision : elle avait de réelles vertus divinatoires : son jet déterminait son futur. Rien de moins. Chaque fois qu'il souhaitait connaître à l'avance l'issue d'un événement (argent, travail, santé, cœur ou autre…), il formulait une interrogation de type «pile OUI ou face NON» avant de secouer méthodiquement la pièce au fond de sa poche.

Bien sûr chacun peut s'interroger sur l'authenticité de l'histoire d'Alain Schooteten, né le 28 février 1950 et rappelé aux cieux le 6 septembre 2011. Par quelle indiscrétion son secret a-t-il éclaté au grand jour ? L'explication est simple : Alain n'avait laissé ni femme ni enfant derrière lui. Et c'est donc à deux lointains neveux, Jil et Joe, que son maigre patrimoine fut transmis par voie testamentaire, le 25 septembre 2011. En vérité, on les appelait Jil et Joe mais ils auraient pu se nommer Chapi Chapo, Zig et Zag, Perlin Pimpin ou tout autre duo ridicule de joyeux zigotos. 

Sous les yeux alanguis des deux naïfs, le notaire décacheta un pli scellé contenant une lettre A4 imprimée recto-verso et la fameuse pièce de 20 centimes d'euros. Dans le courrier, le regretté Alain Schooteten expliquait avec force et conviction que son immense fortune résidait dans cette pièce aux "pouvoirs magiques insoupçonnés".

Pour sûr, les deux bénêts s'étaient copieusement abreuvé de saines lectures durant leur enfance : Bob et Bobette, Fripounet et Fripounette, Johan et Pirlouit et autres paires de candides zozos. Les belles histoires qui font rêver les enfants sages, ils en avaient encore plein dans le coffre de leur mémoire, comme autant des crottes dans les yeux.                                                                                                                                                      

- "Une pièce magique ? s'exclama le plus impulsif des deux (il y en a toujours un, dans un duo) c'est fantastique !"

Le plus raisonnable,(il y en a toujours un, dans un duo) affichait une expression dubitative en malaxant entre ses doigts son petit bout de menton cagneux.

- "Hmmm… Il s'agit de savoir si c'est là du lard ou du cochon…"

De toute sa carrière d'homme de raison et d'argent, le notaire n'avait jamais été confronté à un tel pied de nez posthume.

- "Je comprends votre embarras... Votre oncle lointain devait avoir le coeur à rire, le jour où il m'a déposé ce pli. Il s'agit manifestement d'une plaisanterie."                                                                                                                                                                                                               

Il avait cette expression pincée caractéristique des hommes établis, dont les fesses vaguement équidistantes d'une raie de centre-droit n'ont guère cillé dans leur fauteuil en cuir depuis le milieu du XIXème siècle. Il toisa Boule et Bill avec l'indulgence que l'on doit aux gens simples.

- "Même si Feu Monsieur Schooteten était un grand fantaisiste, conclut-t-il en présentant une liasse épaisse de feuillets, je suis tenu de vous faire signer une décharge. Si vous voulez bien parapher ici, afin de faire les choses en bonne et due forme… »

- "Sapristi, j'ignorais qu'il fallait porter un bonnet spécial, s'inquiéta aussi sec le plus intello de la paire.

- "C'est quand même terrible, souffla le plus impulsif de mes deux, nous léguer une pièce unique alors que nous somme deux !"

- "Bigre, nous sommes dans de beaux draps…"

- "Comment sortir de ce satané guêpier ?"

- "Il faut trouver une solution, coûte que coûte !"

Pendant cinq bonnes minutes les deux compères récitèrent ainsi une déconfiture de tirades éculées. L'homme de loi les dévisagea l'un puis l'autre, comme pour juger lequel des deux présentait l'état le plus grave.

Et puis une petite ampoule illuminée jaillit au-dessus des deux cerveaux réunis : 

-" … Mais oui, c'est évident !"

- "Notre oncle était bien malin !"

- "Comment n'y avait-on pas pensé ?"

C'est ainsi que Tif et Tondu se tapèrent dans la main et, repoussant un coin du bureau, entreprirent, sur le champ, de jouer la fameuse pièce à pile ou face. 

                                                                                                                                                                                                                                Le notaire ferma les yeux et, bizarrement, il se remémora une phrase qu'il avait entendue quelque part, bien longtemps auparavant : "Heureux les simples d'esprit…"

 

 

 

28 avril 2012

L'Homme qui mijotait des acrostiches

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Gil Depuydt était un enfant timide. Il est devenu un jeune homme complexe. Au fil du temps, il a su pallier son manque d’audace par une imagination débordante. Fidèle adepte des chemins détournés, il n’a jamais cru que la plus courte distance d’un point à l’autre puisse être la ligne droite.
    
La jeune fille qui habite ses pensées depuis trois journées loge à près de huit mètres de son propre appartement. Plus exactement sur le même palier. Il ne sait pas grand chose d’elle. Elle porte souvent un pull vert chargé de grandes fleurs ornementales, comme celles des papiers peints. Se cheveux rouges, son corps ondoyant et ses longues jambes frêles lui donnent l’allure d’une grande fourmi rouge. Quand elle sort, elle n’emmène jamais de sac, simplement deux valises sous les yeux. Des cernes, de magnifiques cernes. Elle n’a pour maquillage qu’un trait de crayon noir vite fait sur les paupières. Des cernes, celles que l’amour décerne. Des papillons en berne, soulignant d’un trait ferme des réveils avant terme. Il y a là matière à écrire un joli poème. Gil essaye de placer : des larmes par citernes / comme un flot de Sauternes / champs de luzerne et aussi caverne, hiverne, discerne, prosterne, gouverne...  Sans succès. Les mots, comme ses désirs, restent en suspension.

La vie sentimentale de Gil est une collection d’échecs, de vestes, de frustrations, de lapins, d’humiliations, de râteaux, de désillusions. S’il avait jeté autant de bouteilles à la mer que de lettres d’amour à ses passions d’un jour, les baigneurs du monde entier bronzeraient sur des plages de verre pilé. Face à ce bilan désastreux, Gil s’est imposé une  méthode : il applique à la lettre les principes du marketing. Connaître sa cible, communiquer en fonction de son profil. Chacune de ses lettres envoyées est numérotée, répertoriée dans un registre mentionnant la date d’émission, la destinataire et la teneur du message : dans l’hypothèse d’une improbable réponse, il ne veut pas être pris au dépourvu.
 
Pour sa voisine de palier, il a choisi de pratiquer l’acrostiche. Derrière ce mot un peu barbare se cache un procédé commode, pour exprimer les choses sans les dire. Non sans peine, il est arrivé à cela :

            Jamais un hasard ne saura
            Étoiler le ciel d’un éclat

            Voyageuse régulière de mon palier  
            Oserai-je un jour vous parler
            Un trait léger de poésie
            Suffira-t-il à vous donner l’envie

            À peine écrit ces quelques mots
            Il me semble avoir le coeur plus haut
            Monté au septième étage
            En attendant l’heure du naufrage


Gil est satisfait du résultat. L'acrostiche est à point. Un moment de pur bonheur : il appose le code A42/2012, glisse la lettre dans son enveloppe et lisse la patte autocollante. Et puis, à l’heure des voleurs, quand les gens honnêtes dorment depuis longtemps du sommeil des justes, il traverse le palier et pousse le message par une fente sous la porte.

L’art des déclarations réside dans son apesanteur. Rester léger en toute occasion. Ne pas laisser parler le trouble de son coeur, ou seulement au travers d’un exercice poétique. Il en est sûr : son acrostiche fera mouche. Il  se voit déjà conter de long en large le cheminement qui l’a amené à composer son acrostiche. L’alexandrin lui semblait  trop emphatique, le palindrome trop nombrilique le calligramme trop juvénile. Aux jeunes filles blasées des speed dating et du fast love, Gil le poète propose une alternative qui fleure le bon vieux Lagarde & Michard. Il avait lu quelque part que la fantaisie était la politesse des gens timides, que les femmes aimaient la poésie comme elles aimaient les bouquets de fleurs. Gil offre du bio. Du naturel. Du fait maison. Il augure que sa fourmi rouge sera sensible à sa sensibilité. Elle a le profil.     

- Bonjour...
- Bonsoir...
- C’est à vous, ça, je crois ?

Gil fronce les sourcils en inspectant la feuille que lui tend la main frêle de Marie-Paule. On dirait qu’elle réprime quelque chose à l’entrée de sa gorge, une boule de rire qui ne demande qu’à exploser. Gil renifle le morceau de papier comme s’il s’agissait d’un corps étranger.

- Ah oui tiens... C’est possible. 

C’est la première fois qu’une de ses lettres lui fait le coup du boomerang. Il ne sait pas s’il doit s’en réjouir.

- La voisine de palier, c’est moi ?
- Heu...
- Alors comme ça, vous êtes un poète, vous ?

Les mains sur les hanches, Marie-Paule prend le temps d’admirer le petit Rimbaud. L’hilarité frise ses pupilles.

- En tout cas bravo, c’est rigolo, conclue-t-elle avant de réintégrer l’entrée de son appartement.

Gil reste planté dans l’encadrement de sa porte, le billet doux dans les mains. Elle n’a pas jugé indispensable de le lui reprendre. Comme si, selon les bonnes vieilles traditions de voisinage, elle lui restituait simplement un pot de moutarde emprunté.
    
“Rigolo” s’exaspère Gil. C’est tout ce que lui a inspiré son acrostiche. Machinalement, il relit son petit chef-d’oeuvre et se dit qu’il n’était pas si mal. Marie-Paule n’est sans doute pas adepte de la lecture verticale.Un si bel acrostiche... Ce serait dommage de le jeter, il pourrait encore servir. Délicatement, Gil plie la feuille comme on roule une belle tranche de jambon et se résigne à la mettre de côté. Un acrostiche, ça se conserve au frais.     

    

5 avril 2012

L'Homme qui avait les boules (une fois par semaine)

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L’histoire de Gilbert Terlinck se déroule en pointillés. La vie qu’il mène est plate comme le Vittel. Exceptée une montée d’adrénaline de fréquence hebdomadaire. A l'instar de ces animaux hibernant une grande partie de leur temps, Gilbert ne vit que quelques heures par semaine, à l'approche du tirage de la super cagnotte.

Il faut le voir, l'ami Gilbert quand il remonte la rue de la Victoire, la démarche hautaine. La grille qu’il a en poche fait de lui un milliardaire en puissance et ce sentiment le porte à voir l’avenir avec un détachement royal. Envolée la noirceur de son quotidien saumâtre. Oubliée sa vie étriquée : tandis qu'il avance vers le tabac-loto, un spasme presque douloureux tend ses membres, de la nuque au bas ventre. Ses muscles sont tendus comme un arc. Bon Dieu que c'est difficile d'avoir l'air de ne pas avoir l'air, de marcher comme si de rien n'était.

Pour arriver à cette certitude, Gilbert est passé par la prière, les cierges, la numérologie et par de fumeuses conjectures statistiques. Mais vainement. Les conjectures sont faites pour s'y perdre. Gilbert  s’en tient plutôt à ses intimes convictions.

Six boules c’est débile, c'est du bol. Mais c'est comme ça. Les numéros tournent dans sa tête. Ils sont autant d'étoiles magiques, autant de vitrines de magasins, autant de trucs qu'il pourra s'offrir, autant de folies payées cash, autant de tour-operators, d'hôtels de luxe, de séjours sous les palmiers, de placements immobiliers, d'échappées en 4X 4, de cadeaux à ses ex et futures maîtresses et aussi à sa femme légitime.

Jusqu'à présent son existence était miteuse, cafardeuse. Mais l'insecte qu'il était attendait son heure. La grille qu'il a en main l’affranchira des contingences matérielles et morales. Dire merde au chef de service, offrir un Davidoff au big boss, sans rancune aucune. Ne plus avoir à lutter pour sa survie. S’offrir un bon fauteuil en cuir avec de bons accoudoirs et siroter un bon cognac. Poser ses fesses en attendant la mort.

C’est une question de semaine, il le sait. Un jour ou l’autre, ils vont tomber, les numéros qu'il a cochés. Le hasard fait toujours bien les choses. Gilbert est convaincu que ce jour est aujourd'hui. Il entre dans le bar-tabac enfumé et prend place dans la queue, parmi les anoraks usés, les cheveux gras et les effluves de tabac froid. Une fois par semaine, il daigne se coltiner le bas-monde. Ces meutes de pauvres gens qui végètent dans l'univers des anisettes, du bingo et du gratte gratte, en rêvant un jour d'arrondir leur début de mois. Serein et détaché, il porte un regard bienveillant sur ces laissés pour compte, ceux qui habitent à plein temps dans la cour des miracles, accrochés à l'espoir fou que la chance puisse être rétribuée au mérite.

S'ils savaient... Leurs grilles ne peuvent pas être gagnantes. C'est impossible qu'ils aient coché les mêmes cases que les siennes. Enfin, statistiquement, il y a une chance sur 13 983 816.

Gilbert tend  la grille au buraliste. L'émotion est palpable mais il garde la tête froide. Rien sur lui n'indique, quand il ressort discrètement du bar, qu'il vient d'opter pour le statut de multi-milliardaire. Il lui a suffi de cocher six croix aux bons endroits. Pendant quelques heures encore et jusqu'à 20 H 30, Gilbert est le roi du monde.

19 mars 2012

L'homme qui déchira son ticket de metro

 

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Jean-Claude Vandierendonck s'habillait en gris. Gris souris, gris zinc, gris serpillière, le gris le préparait à la vieillesse, à la couleur des cendres, des tombes et du moment où, tôt ou tard, il lui faudrait descendre.

La vie, il la voyait de la fenêtre du 7ème étage... Des journées entières à tapoter sur son clavier et déverser des pluies de chiffres dans les colonnes de ses tableurs. Sombre héros de bureau, soufflant les jeudi mous, les jeudi noirs de savoir que les 11 septembre ne tombent pas tous les jours, loin de là.

Jean-Claude aurait pu passer et trépasser tout en nuance sur l'infinité des gris, s'il n'avait croisé un jour une jeune collègue pimpante et pas pimbêche. Une bouche en fraise, des yeux aussi limpides que l'eau bénite et des cheveux de jais, tellement noirs que cela pouvait compter comme une couleur.


En équilibre sur des talons aiguilles, elle était une représentation assez éloquente de la séduction féminine, épinglée d'atours piqués à des créateurs inspirés. La belle assurément ne faisait que passer dans les couloirs pitoyables du business ordinaire. Sous elle, des ailes frétillantes ne demandaient qu'à l'élever vers les lumières. Barbarella au coeur gros comme ça, poupée de strass aux sourires désarmants, elle promenait les frêles postures d'une Sainte-Bernadette, tombée là par hasard pour accomplir une mission.

On dit souvent que les extrêmes s'apprivoisent, cette histoire en est l'illustration. La petite Ana (c'était son prénom) avait décidé de s'occuper du cas Jean-Claude. Elle s'était fixée pour sacerdoce d'emmener Monsieur Tout Gris vers les canons de la mode, du zéro défaut et de la brillance intérieure. C'était son credo, elle y croyait : recourir à des remèdes Fashion-Choc pour soigner les blessures de l'être.


- "Tu comprends, quand tu te sens bien dans tes fringues, tu te sens bien dans ton corps et bien dans ta vie, alors tout rayonne autour de toi et la vie est plus beeeeelle !!!  Je vais te faire ton dress-code de la séduction... Total relooking, my guy, one way ticket to the glamoûûûr life !"   


Elle avait le chic pour truffer ses recommandations d'anglicismes dont Jean-Claude ne comprenait pas le sens mais trouvait plaisants à l'oreille.

- "Learn how to be like the metrosexuals !.."
- Metrosexual ? C'est quoi ça ?
- Metrosexuel : c'est un homme qui aime prendre soin de sa personne avec autant d'implication que s'il s'agissait de sa voiture. C'est le citadin moderne qui s'assume, en somme. Bien dans ses shoes, bien dans son body, bien dans sa city...  Tu vois ?

Fort de cette précision, Jean-Claude se dit une bonne fois que sa bonne fée Ana avait l'air d'en connaître un rayon et qu'il pouvait suivre ses petits pas pour accéder aux antipodes du boulot dodo.


- "A éviter : le détail qui flingue au 1er regard. Tes chemisettes à manches courtes tu oublies. Les grosses godasses à bout rond tu oublies aussi. Les caleçons c'est complètement ringard tu oublies aussi. Et puis c'est quoi cette petite moustache en ticket de métro, tu oublies ça... No regret !"


"Tu oublies, tu oublies". Elle disait ça en dessinant des figures avec les bras : des X pour "interdit" et des T pour "stop" qui rappelaient les techniques ancestrales du body combat. Si Jean-Claude avait suivi à la lettre ces recommandations, sans doute l'aurions-nous vu se balader tout nu.


- Tu m'appelles un samedi et on fait les boutiques... Je vais te relooker complètement. J'adore ça !
- Oooh ! Attends ! Pas question de claquer des fortunes, hein ?
- Mais non, je t'assure ! Combien tu peux mettre, en budget ?
- Je sais pas... 200 euros ça va ?
Silence.
 - Aïe c'est very just !.. Avec ça tu vas pas loin ! T'as juste de quoi te chausser !
- Eh bien ce serait déjà pas si mal...
- Enfin je veux dire : tu aurais une chaussure.
- Ah ouais je comprends, à cloche pied je ne risque pas d'aller très loin...
- Et ton parfum ?.. Tu as TON parfum au moins  ?  Ou non ?
- Euh, enfin, ça dépend des échantillons que je récupère par ci, par là...

Toute son éducation était à faire ! Pour Ana, Jean-Claude représentait l'homo erectus dans toute sa primeur. Une matière brute intacte. Le cas d'école, idéal pour ses expérimentations.


En quelques mois, tandis que sa carte bleue passait au rouge, on vit ainsi Jean-Claude se métamorphoser, prendre les couleurs de la vie. Jean-Claude était gai comme un pinson, comme une plante qui aurait fleuri. C'était beau à voir, cette renaissance. Jean-Claude se pomponnait, Jean-Claude se pouponnait, Jean-Claude se bichonnait. Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tout participait à faire de cette histoire un joli conte de fée, si... Jean-Claude n'avait pas une femme à la maison !


 Légitimement Marie-Ange se demandait ce qui arrivait à son bonhomme. Elle en eut la révélation le jour où elle surprit son Jean-Claude dans la salle de bains, le visage enduit de crème de jour hydratante.


- Il y a une femme là-dessous ! Je suis sûre qu'il y a une femme là-dessous !
- Marie-Ange, ce n'est pas ce que tu crois, et puis je fais ça pour toi aussi, enfin pour nous deux. Regarde : je ne te plais pas davantage comme ça ?


Marie-Ange le considéra d'un air bovin. Et Jean-Claude se remémora les paroles de sa muse : "Si tu te sens bien dans tes fringues, tu te sens bien dans ta tête et tu rayonnes et tout autour de toi tout le monde rayonne, tu vois ?.." Non il ne voyait plus très bien, ça commençait à ne plus être très clair dans sa tête.


- Evidemment tu ne peux pas comprendre, tu n'as jamais entendu parler de metrosexuel.
- Qu'est-ce que c'est que ce truc ????  Quand je te dis que cette femme te fait faire des choses pas très claires !
- Mais non... mon ange, bredouilla Jean-Claude, un metrosexuel, c'est tout simplement un  homme qui aime prendre soin de sa personne comme s'il s'agissait de sa voiture. C'est le citadin moderne qui s'assume, en somme. Bien dans ses shoes, bien dans son body, bien dans sa city...  Tu vois ?


Marie-Ange voyait surtout les taches rouges que Jean-Claude affichait autour des yeux depuis quelques jours... Effets indésirables d'une crème anti-ride appliquée sans discernement. "Eviter le contour des yeux" était-il précisé sur le tube, mais Jean-Claude avait badigeonné son épiderme avec l'ardeur généreuse d'un carrossier-tôlier. Des champs de veinules écarlates brûlaient ses pommettes et le faisaient ressembler à un fier adepte du muscadet matinal.


Les explications bafouillées ne réussirent pas à lever les doutes. Une petite scène de ménage plus tard, Jean-Claude se résigna à réintégrer sa grisaille naturelle. Dans son expérience metro, Jean-Claude est descendu à la première station.

 

4 mars 2012

L'Homme qui jouait de sa liaison


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Un doigt menaçant pointé sur lui.
- Toi, t’as pas intérêt à faire le malin !
Terrassé par cette obscure menace d’un professeur de sports sourcilleux, Andres Abac s’était toujours attaché à ne pas paraître malin. Et Dieu sait si la mission est délicate quand le hasard vous a doté d’une intelligence au-dessus de la moyenne. Que faire ?


Dans les mariages, les fêtes familiales, comment être le plus con parmi les idiots, les benêts et les crétins en tous genres ? Comment ne pas sortir de la mêlée ? Au travail, comment rester plus insignifiant qu’un petit chef à responsabilité limitée ? Comment réprimer l’irrésistible appel des hauteurs qui, en permanence, tente de nous soustraire au plancher des vaches ? Comment dire oui-oui au voisin-qui-sait-tout ?.. Ou à ce faux-ami-vrai-donneur-de-bons-conseils ? Comment freiner des quatre fers, derrière ces responsables suffisants, ces indispensables de tous bords ? Comment ne pas porter ombrage à la magnificence de leur ego ? Il faut parfois savoir se faire mal. Bien souvent, se plier en quatre ne suffit pas. Andres Abac s’efforçait de se plier en cent, en mille.


A l’école, il avait pour principe d’occuper le rang du fond. Derrière les copains, qui n’étaient pas forcément plus malins. Il n’aimait pas voir perdre ses petits camarades alors il ne forçait pas trop et il perdait, à la course, au ballon ou aux cartes... A la cantine, il se servait après les autres et se satisfaisait des restes. Sa motivation profonde était de passer après la terre entière. Se servir en dernier. Avant de commencer à envisager le mariage, il avait attendu que tous ses copains aient choisi leur promise. Pour être sûr d’avoir celle dont personne ne voulait.


Ironie du sort : Andres Abac était très grand pour son âge. "Les petits devant, les grands derrière..." entendait-il partout et ça l’arrangeait plutôt, de se cacher derrière. Sauf qu’il n’était pas caché du tout : il dépassait les autres d’une bonne tête. Sur les photos de classe, on demandait toujours "Qui c’est, le grand, là ?". Forcément, c’est lui qu’on remarquait et pourtant il ne faisait rien pour ça, il poussait malgré lui. L’année du bac, il atteignait 1,95 mètre. C’est dire s’il faisait de l’ombre à ses copains de lycée. Car, à force d’abnégation, de lâcheté et d’insignifiance, l’ami Andres avait réussi à s’intégrer dans un groupe de copains. Pas la fine fleur, loin de là. Le reste du panier, comme d’habitude. Pas un d’eux n’atteignait 170 cm et, pour les écouter, il courbait l’échine. Elle avait une bien drôle d’allure, cette équipe-là : tous devant et lui qui suivait derrière, le dos cassé.


Encore, s’il s’appelait Durand ou Dubois... Mais Andres Abac ! Avec un nom pareil, comment pouvez-vous raisonnablement espérer que quelqu’un vous devance sur les listes alphabétiques ? Toujours le premier, le pauvre Andres. Partout.


Alors l’intéressé a entrepris un sabotage. Un sabotage orthographique. Dans un style bien à lui, discret, à petites touches, il a laissé glisser le son "Z" de Andres vers Abac, pour donner André Zabac. Et personne n’y a trouvé à redire ! Cette coquetterie patronymique, il l’a entérinée en mairie, une fois installé dans la vie. Enfin, "installé" c’est un grand mot. Disons que dans l’omnibus qui transporte tous les gars et les filles de sa génération, il a pris soin de monter le dernier et en fait de siège il n’occupe qu’un strapontin. Toujours prêt à laisser sa place à une personne plus méritante : une vieille dame, un ancien combattant, un cul-de-jatte ou un aveugle. Parce qu’au royaume des Zabac, les zaveugles sont rois.

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