L'homme qui biaisait quand on lui demandait
Et vous, Luc, vous faites quoi dans la vie ?
Dans les dîners entre amis, Luc Vandendriesshe a toujours la crainte de ce moment où la conversation glisse et fait tomber les masques.
Toute sa vie durant, Luc aura pu vérifier le vieux dicton selon lequel le cordonnier est toujours le plus mal chaussé. Car si son métier prête à rire, il n'en est pas drôle pour autant. Quinze ans d'ancienneté et toujours ce salaire indigne, à deux doigts des minimas syndicaux. Non ce n'est pas drôle pas du tout.
Il suffit de le voir arriver le lundi poussant sa mobylette jusqu'à l'abri vélo et l'on comprend qu'une petite musique triste accompagne chacun de ses pas. Elle le suit quand il se dirige, musette en bandoulière, jusqu'à la porte du bâtiment E3, l'unité de production Emballage Condi, comme on la désigne ici, dans le vocable autorisé.
Une fois claqué la grosse porte en métal, il retrouve son univers familier : la lumière crue, la chaleur malsaine et la cadence tonitruante des chaînes de production. Indifférentes à son entrée, les machines tournent à plein régime et des milliers de bâtonnets fraîchement usinés déferlent en masse sur les plateaux. A intervalle millimétré le roulement sourd laisse place à une sonnerie enrouée. Des loupiotes rouges, vertes se succèdent sans que personne ne s'en émeuve. Rivés à leur poste attitré, les ouvriers n'ont guère le temps de saluer Luc. On entend « 'Lut Luc » par ci, « 'Lut Luc » par là et encore « 'Lut Luc » plus loin. Luc renvoie un petit signe de loin. Plutôt un rictus robotique. Parfois il serre une main à Abdoul ou à un autre.
- Ça va ?
- Ouais ça va et toi
- Comme un lundi.
Luc sourit en entendant cette bonne vieille complainte des travailleurs désenchantés. Ah comme il aimerait pouvoir se satisfaire de ces lieux communs. Faire de la banalité un automatisme. L'automatisme est rassurant. Luc est un peu intello sur les bords.
- Qu'est-ce que t'as, interroge Abdoul irrité, pourquoi tu me regardes comme ça ?
- Oh pour rien.
Luc ne peut pas partager ses états d'âme. Ni avec Abdoul ni avec José, ni avec David ni avec personne. Car personne ici n'est de son monde. Son monde à lui c'est le petit bureau sans fenêtre là-bas au fond du fond de l'atelier. Il s'y dirige, avec résignation. C'est reparti pour une semaine.
Son espace est pourvu d'une large vitre donnant une belle vue sur les chaînes de production. Il peut apercevoir les hommes en blouse attelés sur leur machine, chacun répétant le bon geste au bon moment. Dieu qu'il les envie.
Jusque dix heures, ça ne se passe pas trop mal. Il a pris un café à la machine et il s'y est mis (au travail). Parce que c'est un travail. Un drôle de travail, mais pas un travail drôle, répétons-le. Parfois il suffit de pas grand-chose pour avoir le déclic. Allumer le néon, ou bien l'éteindre, changer de position sur sa chaise, se curer les ongles, le nez. Verser un regard par la vitre, voir Abdoul passer. Dans un sens ou dans l'autre.
A dix heures la porte s'ouvre brutalement. C'est Fred le contremaître.
- Ho, Luc t'accouches ? Il me faut les cinquante pour la deux !
La deux, c'est la presse numéro deux. Celle la plus proche de la sortie de secours. Ça lui donnerait presque envie de filer.
- Ouais, je sais, je sais. J'ai lu la feuille de prod, répond Luc sur un ton faussement assuré.
- T'en es à combien, là ?
- Hem...Vingt. Enfin, peut-être trente mais il y en a que je dois revoir. Elles sont pas vraiment, disons, abouties...
- Et tu en as déjà passées au Commercial ?
- Non, pas encore.
Exaspéré, le contremaître lève les yeux au plafond, pour constater une fois de plus qu'il est vraiment très bas. Il paraît qu'avant, le bureau de Luc, c'était une sorte de local à balais. Contenant l'explosion qui couve en lui, le contremaître tourne les talons et laisse Luc dans un désarroi de routine.
Mais le pire, Luc le sait, ce n'est pas l'impatience du contremaître. Il s'en accommoderait bien, de son souffle rauque, de ses aboiements, de ses trépignements. Cela fait partie du lot quotidien de tous les prolétaires du monde. Non, le pire est à venir, lorsqu'il aura à soumettre son travail au service commercial, au «Commercial» comme on dit ici... Ces gens du marketing qui prennent le temps d'éplucher chacune de ses productions. Chaque fois, c'est le jeu de massacre. Ses copies lui reviennent criblées de corrections sans un mot encourageant. « On veut du nul, on veut du nul ! C'est pas compliqué quand même !! », se lamente le Directeur de com'. Celui-là, quand il fait l'honneur de se déplacer dans la tanière de Luc, ce n'est certes pas pour le complimenter !
La blague nulle, c'est la marque de fabrique de la maison, son fond de commerce. Gare à Luc si on le surprenait à dévier. Rédacteur de blagues carambar, il n'y a vraiment pas de quoi claironner.
Ah bon c'est lui ? Eh bien, dis donc il n'a vraiment pas la tête de l'emploi.
Bein non, Luc Vandendriesshe n'a pas les traits ronds, les yeux malicieux et la mine pleine de santé. Le soir, il débarrasse son bureau et range son stylo-poussoir à quatre couleurs, bleu rouge, vert, noir. C'est bien pratique, ce stylo à quatre couleurs qu'il peut changer en fonction de la catégorie de blague : devinette, charade, histoire drôle, ou monsieur et madame.
Chaque journée de travail qui s'achève le laisse exténué et pas trop fier. A bientôt 49 ans, il doit son avenir professionnel à l'étonnante accoutumance des gens aux «blagues carambar». Un jour il sait que le monde lucide se réveillera et ce sera fini de lui.
Alors, vous comprenez, lorsqu'il retrouve sa petite famille et que sa femme lui susurre par pure politesse « tu as bien travaillé mon chéri ?» lui, il a presque envie de pleurer. Une bonne douche ne suffit pas pour laver la honte.
Un jour peut-être, dans quinze, vingt ans, des scientifiques dénonceront le scandale de ce métier obscur qui lui a détraqué à jamais le sens de l'humour. Atrophié des zygomatiques, il est quasi-certain de faire partie, pathologiquement, de la population des non-riants.
- Et vous, Luc, vous faites quoi dans la vie ?
Cette terrible question empoisonne sa vie sociale. Il aimerait pouvoir répondre flic, proxénète ou inspecteur des impôts, plutôt que "rédacteur des blagues carambar". Alors, la plupart du temps, Luc bredouille une réponse inintelligible, pour biaiser. Luc est devenu un sacré biaiseur.