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Les Hommages Frais de Touraine
30 septembre 2012

L'homme qui avait vu Monty

 

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Certaines personnes meurent en pensant légitimement que tout ce qu'ils ont vu dans l'écran de leur téléviseur n'était qu'une gigantesque affabulation. Laurent Gryson faisait partie de ces gens heureux qui croient (ou qui ne croient pas) sans avoir vu, jusqu'au jour où il eut la preuve accablante qu'il y avait une vie après la vie. Il avait vu Monty.

- "Excusez-moi... Vous ne seriez pas Monty, par hasard ?"

 Oubliant un instant de fixer la route, l'homme assis au volant a braqué sa moue de veau vers Laurent Gryson pour répondre "si" avec un filet trémolo dans la voix. Un bon trémolo de chanteur sixty.

- "Mais c’est vieux tout ça", s'est-il repris aussitôt en baissant d'un ton et en empoignant le levier de vitesse.

                       

L'ancien chanteur yéyé avait l'air aussi surpris que Laurent. Il ne devait pas avoir l’habitude d’être ainsi démasqué. Sa carrière de bellâtre chantant, c'était il y a bien trente ans, alors vous imaginez, les stoppeurs juvéniles qui jalonnent les ceintures et les bretelles routières auraient été bien incapables de reconnaître dans ce visage poupon couperosé une ex vedette des années folles.

Ce sont là les surprises de l’auto-stop... Rares sont les trenthuitagénaires qui parcourent à pied les rocades parisiennes pour cause de panne de voiture. Laurent Gryson faisait partie de ces milliers d'individus confrontés aux aléas du quotidien : pannes de bagnole déglinguée, boulot minable et précaire, pavillon de lointaine banlieue, prêt sur trente ans… Bref, la vie normale d'un homme normal, sauf que... Laurent Gryson avait vu Monty. Il l'avait reconnu au premier coup d'œil ! 

- "C’est incroyable de vous trouver là... Qu’est-ce que vous faites, maintenant ?"

- "Oh bein, je bricole un peu à droite à gauche... Le succès, ça ne dure pas toute une vie", dit-il, d'une voix rocailleuse de fumeur de gitanes, tout en trifouillant au fond de la boîte à gant à la recherche d'un briquet.

Laurent balaya d'un d'œil l’arrière du pick up cabossé. Il y avait là des cartons en vrac, des seaux empilés les uns aux autres, une échelle repliée, des bouts de câbles et un extincteur. C’est vrai, c'était tout à fait le genre d’équipement du “type qui bricole un peu à droite et à gauche".

Tandis que le moteur rugissait à chaque reprise, Laurent s'interrogeait en silence : à qui allait-il pouvoir relater cette singulière rencontre ? La réponse était claire : à personne, strictement personne ! Cela le désolait, car si croiser ainsi une célébrité est un phénomène naturel, celui-ci ne se produit que rarement, tout compte fait. Scientifiquement, il s'exerce de façon centrifuge à partir du nombril de la capitale… Au coeur du coeur du monde, on rencontre la crème de la crème. Dans le vingtième ou le dix-huitième on trouve du fraîchement déclassé, périmé mais consommable. À Nanterre ou Courbevoie, ça commence à dater. Mais lorsque l'on s’enfonce dans la grande banlieue, alors là, c’est Jurassic Parc.

Laurent Gryson avait une idée précise de l'effet qu'il produirait quand le lendemain ou le surlendemain, il lancerait à la cantonade "Vous savez qui j'ai vu ? J'ai vu Monty !".

Au mieux on demandera "Monty Python ?", au pire "Monty qui ?"

 

Pour autant qu'il s'en souvenait, le répertoire de Monty était un florilège de niaiseries franchouillardes. Mais voilà, la mémoire a ses raisons que seul l'inconscient connaît. Trente années plus tard, Laurent s'étonnait de pouvoir énumérer les plus beaux fleurons de sa discographie : Fleurs et Bonbons, Bam Bam Bam, La Devise des Copains, La Fête au Village, Moi je préfère la France…

Laurent éprouvait un certain plaisir à rappeler à son auteur un flot de titres idiots, un peu comme on braque le museau d'un chiot dans sa merde en disant "regarde, tu vois ce que t'as fait ! "

- "Ouais, soupira Monty, tout ça c’est du passé…"

Il répéta plusieurs fois "c'est du passé" avec amertume tandis que le moteur pétaradait par à coups.

En le jaugeant de profil, collé au volant, Laurent remarqua que le chanteur avait pris du bide. A l’époque, quand on le voyait à la télé, dans les émissions de Maritie et Gilbert Carpentier, il portait cheveux longs et chemises à fleurs… Aujourd'hui, le minet des pochettes de 45 tours avait laissé place à un blaireau en t-shirt Marlboro, buriné par les différents jobs, les crasses et la bourlingue. La vie l’avait marqué.

Le véhicule s'est arrêté aux abords d'une station RER, là où il avait été convenu de déposer Laurent. Celui-ci actionnait déjà la poignée de la portière quand Monty lui proposa de payer un coup, dans le petit troquet juste en face. "Pourquoi pas?”, opina Laurent.

 

Les deux hommes se retrouvèrent devant deux bières déjà lasses, soutirées d'une machine manifestement fatiguée. On ne peut pas dire que la conversation coulait à flot. De temps en temps, les éructations métalliques d'un flipper pulvérisait net la voix gouailleuse d'une patronne, dans le chuintement de l'expresso qui fulminait au loin. Fumer une clope sans un mot, accoudés à une table ronde défraîchie, c'était ainsi que Monty concevait l'expression "payer un coup". Le silence, c'est ce qui rapproche le mieux les hommes. Mais cette vérité n'est connue que par les hommes qui ont vécu. Et d’après le défoncement du tabouret sur lequel le chanteur était hissé, Laurent remarqua que celui-ci avait attrapé un sacré gros cul. Ouais il avait vécu.

- "J’te demanderais juste un truc..." glissa Monty en tripotant les bords de sa collerette qui cerclait le pied de son verre de bière.

- "Ouais ?.."

- "Tu fermes ta gueule à mon sujet."

-" Ha ?"

- "Ouais, que t'as vu Monty et tout ça… Que tu m'as vu comme ça, dans mon camion".

- "Ha ? Bon mais heu… Pourquoi ?"

- "Pas besoin de le crier partout. C’était complètement nul, ce que je faisais, toutes ces chansons, là… Mais bon, en même temps, ça m’a rapporté, à l'époque".

Il avait dit ça avec une légère pointe de fierté en vérifiant les ongles de ses mains calleuses. Il parlait de son ancienne vie d'artiste de variété comme s'il s'agissait du loto sportif ou d'un quinté gagnant.

Laurent Gryson ne put s'empêcher de penser à tous ces types qui avaient marqué ses oreilles d’enfant de leurs flatulences éhontées, qui ont pollué les sillons tendres de sa mémoire juvénile d’une tache aussi indélébile que débilitante. Victime passive d'une pollution insidieuse, Laurent Gryson avait aujourd’hui l’occasion de constater comment finissaient ceux qui avaient commis des chansons contre l'humanité. Coupables de rimes contre l'humanité, pourrait-on dire. Misérables survivants, pour un peu de pognon vite dilapidé, ils passent le restant de leur vie dans les affres du remords.

Le pot ne dura pas, Monty se révélant être une personnalité plutôt introvertie, aux antipodes de sa bonne bouille de chanteur à tubes. A la sortie du bar, après la poignée de main d'usage, Monty réintégra son pick up tandis que Laurent Gryson  se dirigeait à grands pas vers la bouche du RER. Derrière lui, il entendit le ronronnement du diesel qui s'approchait. Le véhicule glissait le long du trottoir. Arrivé à la hauteur de Laurent, la vitre s'abaissa. Mister Monty pencha sa tête bouffie et demanda d’un air gêné, presque suppliant :

- "Au fait, ça me dirait bien, finalement, de remettre la main sur certaines chansons que j'avais faites à l'époque… T'’as l’air de bien connaître... T’aurais pas gardé des enregistrements, des fois ?.. Des vieux quarante-cinq tours ?"

Laurent Gryson lui répondit aussi sec :

- "Non, quand même pas !"

 

 

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Commentaires
M
intéressant cette rencontre avec une ex idole des sixties, je souhaite par contre signaler à Laurent que Monty n'a pas enregistré que des niaiseries, parmi ses chansons ou succès je lui conseille d'écouter (notamment sur youtube) les titres suivants: "même si je suis fou", "on a changé ma ville", "l'automate", "mes rêves d'enfant", "attends moi", "les violons du bal", cordialement
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