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Les Hommages Frais de Touraine
29 octobre 2012

L'Homme qui peignait avec son corps

galerie

- "Il peint avec son corps", répète Patrick, admiratif.
- "C'est… génial"
s’extasie Laure.

Laure et Patrick Bryselboete peuvent laisser parler leur émotion, ils sont les seuls visiteurs dans la salle qui abrite l’exposition Tascho. C’est le privilège des initiés. Ils font partie de l’élite sensible au talent de l’artiste. Cette visite leur est privative. Le directeur du centre culturel (c’est un ami) leur a consenti cette faveur. Cela présente des avantages, parfois, de compter un directeur de centre culturel parmi ses relations.

Laure et Patrick s’offrent le temps de passer et repasser devant les toiles de trois mètres sur deux : Tascho, le maître de la peinture somatique. Sa démarche est apparemment simple. Après s’être plongé tout nu dans un bain d’huiles pigmentées, il vient se frotter à la toile pour donner naissance à des œuvres insensées. Des estompes incendiées de flèches vives. Des glacis de couleurs d’où s’échappent des arabesques aux lumières violentes. Les Bryselboete s’éloignent pour mieux apprécier les œuvres et s’approchent à nouveau pour déchiffrer les légendes épinglées au-dessous. Les titres sont assez significatifs : Corps à corps, Pugilat, Domaine de la lutte, Combat intérieur...

- L’artiste s’est livré à un corps à corps passionnel avec sa toile, lit Patrick.
- C’est incroyable, remarque Laure en désignant une zone de froncement, on sent vraiment qu’il s’est battu avec sa toile !
- C’est primaire, c’est brutal et c’est... beau.

Dans la salle vide, leurs paroles vibrent d’un écho particulier. Ils donnent libre cours aux élans de leur cœur. Qu’il est bon parfois de s’écouter parler.

Une œuvre a pour titre "La Vierge et l’Enfant". Le commentaire souligne la prouesse de l’artiste qui a dû contorsionner son corps pour retrouver la structure fœtale, avant de se dilater à l’extrême et d’imprimer sur la toile toute la générosité maternelle.

- C’est à la fois dément et simplissime, conclut Patrick ... La démarche la plus naturelle qui soit : peindre avec son corps. L’homme est le pinceau du monde...

La tête inclinée dans un sens puis dans l’autre, Laure fixe son regard sur la toile. Elle essaie de lire les géométries cachées, les équilibres explicites. Bien souvent, ses contemplations donnent lieu à une série de «ça me fait penser à» mais cette fois, les créations de Tascho n’ouvrent à aucune comparaison.  

- Dis, tu sais, la boucherie, juste à la frontière…

- La boucherie ? Quelle boucherie ?

- Mais la boucherie chevaline de Wervicq, là où je vais acheter le cervelas

- Hmmoui et alors…

- La vendeuse, tu sais, celle qui sert le samedi. Eh bien la concierge de son immeuble, elle a un fils qui fait de la peinture.

- Ah ?

Ils échangent ces paroles sans se regarder et sans même y penser. Comme si un lien invisible les attachait aux œuvres exposées.

- Oui. Et à ce qu’il paraît, il se débrouille bien.

- Ah… Tu crois ?

- Oui d’après ce qu’elle dit…

- Le fils de la concierge…

Le sourcil légèrement dubitatif, Patrick se penche afin de contempler de plus près un relief de peinture, une sorte de crotte violacée (la peinture de Tascho est propice à la contemplation dubitative). Laure s’attarde sur un texte retraçant la biographie de Tascho. Il est précisé que son art dérangeant n’a pas connu le succès au premier jour. C’est à force de persévérance qu’il a réussi à imposer ses œuvres.

- On le voit nettement sur ses toiles, remarque-t-elle... Regarde comme les premières sont marquées par la souffrance, les déchirements ! Les teints sont violacés, noirâtres. Les lignes sont décharnées, les formes cadavériques... Le spectre de Thanatos souffle derrière tout ça...

- Hmmmouui, admet Patrick en flânant d’une toile à l’autre, on dirait que ses œuvres plus récentes portent l’apaisement.

Il est clair qu’au fil du temps, ses peintures ont gagné en épaisseur. Comme si réellement les moyens financiers de l’artiste lui permettaient d’utiliser plus de pâte dans ses compositions.

 Laure s’approche d’une toile intitulée "L’Homme aux œufs d’or".
- Tu as vu ? Dans celle-là, pour la première fois, il a employé la couleur dorée.
C’est vrai : la forme évoque une sorte de trépied portant à la base deux splendides sphères d’or, bouillonnantes de lumière comme des cymbales toutes neuves.

- "L’homme aux œufs d’or est un tournant dans sa carrière", lit Patrick en se penchant sur le petit texte explicatif, "c’est à partir de cette période que Tascho a commencé à vivre décemment de son art..."

- ... Et même de bien vivre, insiste Laure, les yeux captivés par la force étrange dégagée par les deux ronds d’or.
- Regarde, poursuit Patrick, comme la suite de l’œuvre tranche avec ses débuts... Il glisse vers les pastels ! L’homme torturé laisse place à l’homme accompli.

Ces commentaires laissent Patrick rêveur. Il aurait aimé, lui aussi, voir les grandes heures de sa vie (genèse-apprentissage-crise-maturité-plénitude…) éclatées en petits panneaux de vingt centimètres par trente. Mais il n’avait jamais réussi à se fixer sur la voie à emprunter : Photographie conceptuelle ? Musique expérimentale, Sculpture dématérialisée ?

Ils s’arrêtent tous deux devant l’œuvre maîtresse de l’artiste "La Sérénité" 
- C’est... c’est plus équilibré,
constate Laure.

La représentation est plus humanoïde. On identifie plus franchement la trace du corps. L’empreinte est plus appuyée. Conséquence de sa réussite, l’artiste semble s’être lâché un peu, s’autorisant peu à peu à peser davantage de sa personne. L’homme a atteint la sérénité. On discerne cette métamorphose à la forme des joues charnues, au nez chafouin, à la bouche satisfaite, au ventre rond et au sexe. Surtout le sexe, épais comme un avant-bras. Même si son art a fait de lui un milliardaire, on constate que Tascho a toujours autant de plaisir à créer.

***

Quelques mois plus tard, lors d’un apéritif dinatoire, Laure et Patrick partagent le même frisson jubilatoire au moment où leurs invités remarquent la toile fraîchement accrochée au mur du salon (qui pourrait ne pas la remarquer ?)

Laure se redresse de son canapé cuir pour saisir une olive et expliquer :

-On l’a acheté il n’y a pas très longtemps. C’est un peintre qu’on connaît un peu. Il commence à exposer…

Silence. Des regards dubitatifs convergent sur le rectangle peint. De la bonne dubitation, du genre que seuls les génies incompris peuvent susciter. Entre gens du monde, on se garde bien des lieux communs du genre : «C’est de qui ?», «Ça représente quoi ?" ou "Sincèrement, vous aimez ?»… En matière d’art comme en matière d’argent, la pudeur s’impose.

-Une chose est sûre, ajoute Laure, ce tableau peut prendre de la valeur…

 Bizarrement, elle omet de préciser que son auteur est le fils de la concierge de la serveuse de la boucherie chevaline de Wervicq.

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Commentaires
V
Rafraîchissant !
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