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Les Hommages Frais de Touraine
4 mars 2012

L'Homme qui jouait de sa liaison


zabac2copie

Un doigt menaçant pointé sur lui.
- Toi, t’as pas intérêt à faire le malin !
Terrassé par cette obscure menace d’un professeur de sports sourcilleux, Andres Abac s’était toujours attaché à ne pas paraître malin. Et Dieu sait si la mission est délicate quand le hasard vous a doté d’une intelligence au-dessus de la moyenne. Que faire ?


Dans les mariages, les fêtes familiales, comment être le plus con parmi les idiots, les benêts et les crétins en tous genres ? Comment ne pas sortir de la mêlée ? Au travail, comment rester plus insignifiant qu’un petit chef à responsabilité limitée ? Comment réprimer l’irrésistible appel des hauteurs qui, en permanence, tente de nous soustraire au plancher des vaches ? Comment dire oui-oui au voisin-qui-sait-tout ?.. Ou à ce faux-ami-vrai-donneur-de-bons-conseils ? Comment freiner des quatre fers, derrière ces responsables suffisants, ces indispensables de tous bords ? Comment ne pas porter ombrage à la magnificence de leur ego ? Il faut parfois savoir se faire mal. Bien souvent, se plier en quatre ne suffit pas. Andres Abac s’efforçait de se plier en cent, en mille.


A l’école, il avait pour principe d’occuper le rang du fond. Derrière les copains, qui n’étaient pas forcément plus malins. Il n’aimait pas voir perdre ses petits camarades alors il ne forçait pas trop et il perdait, à la course, au ballon ou aux cartes... A la cantine, il se servait après les autres et se satisfaisait des restes. Sa motivation profonde était de passer après la terre entière. Se servir en dernier. Avant de commencer à envisager le mariage, il avait attendu que tous ses copains aient choisi leur promise. Pour être sûr d’avoir celle dont personne ne voulait.


Ironie du sort : Andres Abac était très grand pour son âge. "Les petits devant, les grands derrière..." entendait-il partout et ça l’arrangeait plutôt, de se cacher derrière. Sauf qu’il n’était pas caché du tout : il dépassait les autres d’une bonne tête. Sur les photos de classe, on demandait toujours "Qui c’est, le grand, là ?". Forcément, c’est lui qu’on remarquait et pourtant il ne faisait rien pour ça, il poussait malgré lui. L’année du bac, il atteignait 1,95 mètre. C’est dire s’il faisait de l’ombre à ses copains de lycée. Car, à force d’abnégation, de lâcheté et d’insignifiance, l’ami Andres avait réussi à s’intégrer dans un groupe de copains. Pas la fine fleur, loin de là. Le reste du panier, comme d’habitude. Pas un d’eux n’atteignait 170 cm et, pour les écouter, il courbait l’échine. Elle avait une bien drôle d’allure, cette équipe-là : tous devant et lui qui suivait derrière, le dos cassé.


Encore, s’il s’appelait Durand ou Dubois... Mais Andres Abac ! Avec un nom pareil, comment pouvez-vous raisonnablement espérer que quelqu’un vous devance sur les listes alphabétiques ? Toujours le premier, le pauvre Andres. Partout.


Alors l’intéressé a entrepris un sabotage. Un sabotage orthographique. Dans un style bien à lui, discret, à petites touches, il a laissé glisser le son "Z" de Andres vers Abac, pour donner André Zabac. Et personne n’y a trouvé à redire ! Cette coquetterie patronymique, il l’a entérinée en mairie, une fois installé dans la vie. Enfin, "installé" c’est un grand mot. Disons que dans l’omnibus qui transporte tous les gars et les filles de sa génération, il a pris soin de monter le dernier et en fait de siège il n’occupe qu’un strapontin. Toujours prêt à laisser sa place à une personne plus méritante : une vieille dame, un ancien combattant, un cul-de-jatte ou un aveugle. Parce qu’au royaume des Zabac, les zaveugles sont rois.

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